V
Il éprouvait des fourmillements dans tout le corps. Ses bras et son dos lui faisaient mal. Ses poignets étaient déchirés par une douleur lancinante. Elric ouvrit les yeux.
En face de lui, il vit Tristelune, enchaîné, écartelé contre un mur. Entre eux, un feu couvait, et son genou commençait à être douloureux. Il baissa les yeux et vit Jagreen Lern.
Le Théocrate lui cracha au visage.
— J’ai donc échoué, murmura Elric. Et vous triomphez.
Mais le regard brûlant de rage de Théocrate n’était guère triomphal.
— Oh, gronda le Théocrate, comment te punirai-je… ?
— Me punir ? dit Elric, le cœur battant. Mais alors…
— Ton incantation a réussi, dit Jagreen Lern d’une voix sourde, se détournant pour contempler le brasier. Tes alliés ont disparu, ainsi que les miens. Tous mes efforts pour contacter les Ducs se sont avérés vains. Toi ou tes créatures avez réalisé votre menace : ils sont retournés dans le monde du Chaos, pour toujours !
— Et mon épée… ?
Le Théocrate eut un sourire amer.
— C’est mon seul plaisir. Elle a disparu avec ses frères. Tu es faible maintenant, Elric, et impuissant. Tu es à moi, et jusqu’à la fin de mes jours, je te torturerai et te mutilerai à loisir.
Elric était hébété. Une partie de lui-même se réjouissait de la défaite des Ducs. Une autre se lamentait de la perte de son épée. Comme Jagreen Lern le lui avait fait entendre, sans elle il était moins qu’un homme, un fragile albinos. Déjà, sa vue baissait et ses membres ne répondaient plus que paresseusement aux ordres de son cerveau.
Jagreen Lern le regarda.
— Profite de ces jours relativement agréables, Elric. Je te laisse le soin d’imaginer ce que je te réserve. Je dois aller donner mes dernières instructions à ma flotte, qui doit appareiller pour le Sud. Je ne veux pas maintenant perdre le temps en tortures grossières ; il me faut du temps pour réfléchir à ce qui sera le plus exquis. Tu mettras de longues années à mourir, je te le jure !
Il sortit de la cellule. À travers la porte fermée, Elric l’entendit donner ses instructions aux gardes.
— Alimentez bien le brasier, qu’ils suent comme les damnés de l’enfer. Donnez-leur à manger une fois tous les trois jours. Bientôt, ils gémiront pour avoir de l’eau. Donnez-leur-en juste assez pour les maintenir en vie. Ils méritent bien pis que cela, mais ils ne perdent rien pour attendre.
Le supplice ne commença vraiment que le lendemain. Leur corps émit ce qui leur restait de sueur. Leur langue gonflée emplissait toute leur bouche, et, tout en gémissant, ils étaient conscients que ce n’était qu’un petit avant-goût de ce qui les attendait. Le corps affaibli d’Elric ne réagissait plus, et son esprit finit par s’engourdir ; le supplice devint une habitude, et le temps cessa d’exister.
Puis à travers les brumes douloureuses, il reconnut une voix. Une voix haineuse. Celle de Jagreen Lern.
Il n’était pas venu seul. Elric sentit des mains le saisir, et, le corps soudain léger, on l’emporta, gémissant, loin de la cellule.
Il entendit parler, mais ne comprit pas ce que l’on disait.
On l’emmena dans un lieu sans lumière qui ne cessait de bouger, heurtant sans cesse son corps douloureux.
Plus tard, il reconnut la voix de Tristelune et fit effort pour saisir ce qu’il disait.
— Elric ! Que se passe-t-il ? Je jurerais que nous sommes à bord d’un navire !
Mais Elric était trop faible pour réagir, il avait une résistance bien moindre qu’un homme normal. Il pensait à Zarozinia, qu’il ne reverrait jamais plus. Il savait qu’il ne vivrait pas assez longtemps pour savoir qui, du Chaos ou de la Loi, gagnerait, ou même pour voir si les pays du Sud parvenaient à tenir tête au Théocrate. Mais ces problèmes ne firent que traverser son esprit embrumé.
Puis on apporta à manger et de l’eau. Cela lui redonna quelques forces. Puis il ouvrit les yeux et vit au-dessus de lui le visage souriant et cruel de Jagreen Lern.
— Dieux merci, dit le Théocrate. Je craignais que tu nous aies échappé. Tu es bien délicat, mon ami ; il faut rester en vie plus longtemps que cela. Pour commencer les réjouissances, je t’ai emmené sur mon vaisseau amiral. Nous traversons en ce moment la Mer des Dragons, mais notre flotte est protégée par des charmes contre les monstres qui hantent ces parages. Il plissa le front. À cause de toi, nous ne pouvons user des incantations permettant de traverser sans danger les eaux déchirées par le Chaos, mais pour le moment elles sont presque normales.
Elric retrouva assez de forces pour lui jeter un regard haineux mais ne put exprimer le dégoût qu’il lui inspirait.
Jagreen Lern le regarda en souriant, puis du bout de sa botte, tourna la tête livide et émaciée d’Elric.
— Je pense pouvoir concocter un breuvage qui te redonnera un peu de vitalité.
La substance avait un goût terrible, et on dut le forcer à l’avaler, mais au bout d’un certain temps, il fut capable de s’asseoir, ce qui lui permit de voir la forme recroquevillée de Tristelune qui semblait avoir succombé à toutes ces tortures. Elric découvrit avec surprise qu’il n’était pas attaché ; malgré la douleur, il se força à ramper jusqu’à l’Elwherien qui, lorsqu’il le secoua par l’épaule, gémit mais ne bougea pas. Un rai de lumière transperça les ténèbres et, en levant la tête, il vit qu’on avait ouvert l’écoutille. Le visage de Jagreen Lern apparut.
— Bien. Très bien. Je vois que ma potion fait son effet. Viens, Elric, viens respirer l’air tonifiant de la mer et sentir la chaleur du soleil sur ton corps. Nous approchons des côtes d’Argimiliar, et nos navires éclaireurs annoncent l’approche d’une flotte importante.
— Par Arioch ! jura Elric, j’espère qu’ils vous enverront tous par le fond !
Jagreen Lern fit une moue moqueuse.
— Par qui ? Arioch ? Aurais-tu oublié ce qui s’est passé ? On ne peut plus invoquer Arioch. Ni toi, ni moi. Tes incantations puantes en sont la cause.
Il se tourna vers un lieutenant qu’Elric ne pouvait pas voir.
— Attachez-le et amenez-le sur le pont. Vous savez ce que vous devez faire de lui.
Deux guerriers sautèrent dans la soute et, après lui avoir lié les mains et les pieds, le traînèrent sur le pont comme un paquet. Il ferma les yeux devant la violence inaccoutumée du soleil.
— Mettez-le debout pour qu’il puisse tout voir, ordonna le Théocrate.
Les guerriers obéirent, et il vit d’abord l’immense et noir vaisseau amiral sur le pont duquel étaient disposés des dais de soie argentée flottant dans le vent, avec ses trois rangs de rameurs et son immense mât d’ébène porteur d’une voile rouge foncé.
Puis son regard se leva sur la mer, et il vit une imposante flotte les suivre. Ce n’était pas seulement des vaisseaux de Pan Tang et de Dharijor, mais d’autres, nombreux, de Jharkor, de Shazar et de Tarkesh… et toutes leurs voiles écarlates étaient frappées du Triton de Pan Tang.
Elric sentit le découragement l’envahir, car il savait que, malgré sa force, le Sud ne pouvait l’emporter sur une pareille flotte.
— Nous ne naviguons que depuis trois jours, dit Jagreen Lern. Mais, grâce à un vent magique, nous sommes presque arrivés à notre destination. Nous venons d’apprendre que la flotte de Lormyr, ayant eu vent de notre suprématie sur mer, fait voile pour se joindre à nous. Le roi Montan a pris là une sage décision, pour le moment du moins, car lorsqu’il ne nous sera plus utile, je le ferai tuer pour sa vile traîtrise.
— Pourquoi me dites-vous cela ? demanda Elric en luttant contre la douleur que lui causait le moindre mouvement.
— Parce que je veux que tu assistes à la défaite du Sud. Parce que je veux que tu saches que ce que tu as essayé d’éviter, arrive. Après avoir vidé le Sud de ses trésors, nous vaincrons l’Ile des Cités Pourpres, puis mettrons à sac Vilmir et Ilmiora. Ce sera une tâche aisée, ne crois-tu pas ?
Comme Elric ne répondait pas, Jagreen Lern fit des gestes impatients à ses hommes.
— Attachez-le au mât pour qu’il ait une bonne vue sur la bataille. J’entourerai son corps d’un charme protecteur, de crainte qu’une flèche égarée ne me prive de ma vengeance.
On le porta jusqu’au mât, et on l’y attacha avec des cordes, mais il en fut à peine conscient ; de faiblesse, il ne pouvait même plus tenir sa tête, qui ballottait sur son épaule droite.
La gigantesque flotte continuait son avancée, sûre de la victoire.
Vers le milieu de l’après-midi, Elric fut tiré de sa stupeur par un cri de la vigie :
— Voile au sud-est ! La flotte de Lormyr approche.
Elric vit avec une rage impuissante les cinquante puissants deux-mâts s’aligner sur le reste de la flotte, leurs voiles claires ressortant contre le sombre écarlate des vaisseaux du Théocrate.
Bien que plus petit qu’Argimiliar, Lormyr avait une flotte plus puissante. Elric estima que la trahison du roi Montan coûtait au Sud plus d’un quart de ses forces.
Il savait maintenant que le Sud n’avait pas la moindre chance et que Jagreen Lern pouvait à juste titre être certain de la victoire.
La nuit tomba, et l’immense flotte mouilla l’ancre. Un garde vint faire avaler à Elric une bouillie molle et pâteuse contenant une autre dose de la drogue revitalisante. Sa colère s’accrut avec le retour de ses forces, et Jagreen Lern vint par deux fois l’accabler de ses sauvages sarcasmes.
— Peu après l’aube, nous rencontrerons la flotte du Sud, lui dit-il en souriant, et à midi il n’en restera que des épaves gorgées de sang qui flotteront derrière nous tandis que nous irons établir notre règne dans ces nations qui ont eu l’incomparable bêtise de fonder toute leur défense sur leur marine.
Elric se souvint du jour où il avait prédit aux rois du Sud que cela arriverait s’ils s’opposaient seuls au Théocrate. Il aurait préféré s’être trompé. Après la défaite du Sud, la conquête de l’Est ne serait plus qu’une question de temps et lorsque Jagreen Lern dominerait le monde entier, le Chaos serait tout-puissant ; alors, la Terre redeviendrait la matière informe dont elle avait été modelée des millions d’années auparavant.
Il resta plongé dans ces sombres pensées tout au long de cette nuit sans lune, rassemblant ses forces pour forger un plan qui n’était encore qu’une ombre tout au fond de son esprit.